Chaque année, des milliers de Népalais s’affairent pendant plusieurs mois à la cueillette du « yarsagumba » aussi appelé « champignon chenille ». Ce produit est composé d’un mycélium qui parasite les larves de papillons de nuit vivant dans le sol himalayen à des altitudes supérieures à 3000 mètres. Le champignon tue et momifie la chenille puis un stroma pousse à partir de la tête de celle-ci, assurant le cycle de reproduction.
Le village de Maikot se trouve dans la province du Rukum au nord-ouest du Népal, une région himalayenne reculée au terrain accidenté et dépourvu de routes. Deux mois par année, lorsque le yarsagumba sort de terre au printemps, des cueilleurs de tous les âges quittent précipitamment travail, récoltes et salles de classe pour partir à la recherche du fameux champignon.
Une caravane de jeunes femmes transportant de lourdes charges amorce la dernière journée d’ascension vers le campement. Les milliers de cueilleurs viennent de partout au pays. Certains ont fait un voyage de quelques jours, d’autres de quelques semaines, mais tous devront braver des conditions météorologiques difficiles, un terrain accidenté et faire face aux dangers du mal de l’altitude qui fait des victimes chaque année.
Une file de Népalais traverse un point de ravitaillement, où nourriture et thé sont servis par des familles locales et où les animaux peuvent s’abreuver avant de poursuivre leur chemin. La récolte est administrée par les communautés avoisinant les hauts pâturages. Un représentant de chaque village fait partie du Comité de récolte qui contrôle l’octroi de permis saisonniers, officialise la date d’ouverture et fournit un contrôle de sécurité.
Parmi les familles qui camperont en haute altitude durant les deux mois de la récolte, plusieurs ne participeront pas à la cueillette du champignon, mais iront plutôt établir un commerce sous tente et tirer profit de cette opportunité économique. C’est ainsi que les tenanciers de magasins et de restaurants des villages cadenassent leurs portes et chargent leurs nombreuses mules avec le contenu de leur commerce pour aller vendre le tout au haut campement où les prix seront plus élevés.
Les yarsagumbas sont utilisés par la médecine traditionnelle chinoise pour leurs vertus aphrodisiaques. Ils sont devenus populaires auprès du grand public en 1993 après que deux Olympiennes aient attribué leurs records du monde de cours de fond à l’entrainement en altitude et à la consommation des « champignons chenilles ».
De là, l’augmentation de la demande en Chine a créé de nouvelles opportunités économiques pour les populations népalaises. Un profond engouement pour la cueillette est apparu comme une ruée vers l’or des temps modernes. Si certains ont réussi à s’enrichir au cours des dernières années, le futur semble moins prometteur.
La surcueillette et les changements climatiques nuisent à la reproduction de l’espèce. Les quantités de yarsagumba ne cessent de diminuer chaque saison au point ou la ressource risque de s’épuiser.
C’est aussi l’ensemble d’un mode de vie ancestrale qui a été ébranlé. Des villages entiers qui étaient alors autosuffisants sont devenus dépendants d’une ressource qui est consommée uniquement à l’étranger.
Le yarsagumba est un hybride mi-insecte mi-végétal. La chenille Thitarode, après avoir passé l’hiver sous la terre des hauts plateaux de l’Himalaya, refait surface au printemps pour se nourrir. C’est à ce moment que l’Ophiocordyceps Sinensis, un puissant endoparasite, envahit son système immunitaire, la tue, la momifie et pousse sous forme de tige contaminante à partir de son corps. Cet organisme est connu sous plusieurs noms à travers le monde: cordyceps en Occident, pinyin en Chine et yarsagumba au Népal et au Tibet, qui se traduit par « ver l’hiver, herbe l’été ».
À la fin de leur journée, les cueilleurs redescendent au campement et se présentent chez un commerçant qui évaluera la qualité des champignons récoltés et les achètera en argent comptant pour une modique somme. Les années précédentes, certains cueilleurs avaient développé l’habitude de parier les sommes récoltées le soir même en jouant avec leurs comparses. Pour cette raison, les jeux de cartes et de hasard ont été interdits au campement, qui est sous supervision constante d’une police.
La récolte du yarsagumba a une signification spéciale pour Lalita Gharti Magar. Quatre ans plus tôt, alors qu’elle n’avait que 18 ans, elle a rencontré son futur mari dans ces mêmes pâturages. À la fin de la saison, ils se sont enfuis ensemble pour se marier en cachette, contre la volonté de leurs parents. Cette année, Lalita et son mari sont repartis bredouilles après seulement une semaine, car la récolte était trop maigre.
Dhakal Bishwo Karma est commerçant de yarsagumbas depuis quelques années. Avec l’aide de sa famille, il établit un magasin au campement où sont vendus une variété de biens et de denrées. À la fin de la saison, il prolonge son chemin de quelques jours vers la piste d’atterrissage la plus proche, d’où seront acheminés par avion les yarsagumbas jusqu’à Katmandou et ensuite jusqu’en Chine. À la source de cette chaîne de production-consommation, une profonde inégalité persiste. Au campement, les commerçants comme lui achètent un champignon de bonne qualité pour 500 roupies népalaises (env. 6 $ CA). À Katmandou, un kilo de yarsagumba est vendu près de 20 000 $ CA aux commerçants chinois et enfin, le consommateur l’achètera pour environs 2 000 $ CA l’once.
Comme l’explique Maude Plante-Husaruk, qui a documenté la période des récoltes pendant plusieurs semaines, l’intégration au marché mondial et l’arrivée d’importants capitaux dans les communautés ont bouleversé l’ensemble de l’organisation collective : « Ce sont des régions qui étaient complètement déconnectées des réseaux routiers et aériens. Puis tout d’un coup, on y a injecté de l’argent qui a profondément changé la structure économique. Cela a eu un effet de ricochet et affecté plusieurs aspects culturels et sociaux. On n’achète plus des biens produits sur place. On devient dépendant d’un autre mode de vie. On veut faire partie de ce nouveau contexte mondialisé, de la modernisation de la vie, alors que les ressources ne sont pas vraiment là. On doit donc les importer.
En ce sens, les dynamiques qui se mobilisent autour des yarsagumbas mettent en exergue les rapports de forces qui régissent les marchés mondiaux.
Toujours selon Maude Plante-Husaruk : « Ce qui m’a interpellé c’est l’immense disparité socio-économique entre les cueilleurs, les marchands népalais, les commerçants chinois et les consommateurs. On est littéralement aux deux pôles socio-économiques. La disparité ne pourrait pas être plus importante que cela. […] La ressource est tellement chère, l’once est vendue entre mille et deux mille dollars américains. Ça met en lumière les dynamiques d’une économie capitaliste mondialisée où les personnes à la base de la production sont assujetties aux lois de l’offre et de la demande mondialisées et complètement déconnectées de leur réalité. »
Assis dans un restaurant de fortune, trois jeunes Népalais attendent leurs assiettes de momos (dumplings tibétains) et leur verre de rakshi (alcool local). Les caravanes de Népalais chargés de faire des allers-retours entre les villages et le campement profitent de ces établissements pour casser la croûte, prendre des nouvelles de leurs proches et se reposer avant de reprendre la route.
À la fin d’une longue journée dans les pâturages, des villageois de différentes régions s’affrontent lors d’une joute de volleyball amicale. Il s’est formé autour de la récolte une réelle forme de rituel communautaire. L’ambiance au campement est familiale et joviale: c’est l’occasion de se retrouver, de jouer ensemble et de tisser des liens. Le campement est dans son essence la réplique d’un village. On y retrouve entre autres restaurants, hôtels, boucherie, magasins, infirmerie, terrain de volleyball, mais aussi un poste de recharge de cellulaires et un cinéma, tous deux alimentés par une génératrice.
Maude Plante-Husaruk est une photographe et réalisatrice documentaire canadienne s'intéressant aux réalités des populations recluses ou marginalisées, sensible à la résilience de l’humain devant l’adversité. Interpellée depuis dix ans par les cultures isolées du sous-continent indien et d'Asie centrale, elle met en image des histoires inspirantes et profondément humaines, espérant sensibiliser les gens aux dénominateurs communs qui pavent notre existence et détiennent un pouvoir rassembleur. Motivée par le désir d'approfondir la maîtrise de son art, Maude continue de travailler sur plusieurs projets long terme dans la région.
Alexis Aubin
Alexis Aubin a étudié les communications à l’UdeM et la photographie au collège Marsan. Que ce soit comme photojournaliste ou en tant que communicateur pour des organismes humanitaires, il utilise les médias afin de sensibiliser et informer sur les défis auxquels nous devons faire face collectivement.